Le moteur tourne toujours
          mais dans les secondes qui suivent la température du "coolant"
          arrive au maximum du cadran. Conformément au manuel, je
          pousse la manette d'hélice sur plein grand pas et coupe
          les contacts.
              Me voilà sur un
          planeur qui descend à plus de 1000 pieds/mn, aussitôt
          absorbé par le stratocumulus, je maintiens le cap au sud
          pour rejoindre le territoire ami. J'ai perdu de vue mon équipier
          qui me suit pourtant comme une ombre.
              L'avion vibre du côté droit
          mais reste contrôlable, je débouche sous le nuage,
          toujours cap au sud pour me rendre compte qu'avec le taux de
          descente nécessaire pour maintenir l'avion je ne pourrai
          pas traverser le fleuve (Waal) 
              Le paysage en dessous n'est pas encourageant
          car toute la région entre Rhin et Waal est inondée;
          de l'eau qui couvre l'espace visible émergent des maisons,
          des arbres, des remblais de chemin de fer et je ne découvre
          aucune surface propice à un atterrissage sur le ventre.
              Je commence à virer à droite
          pour être parallèle aux digues du Waal lorsque j'aperçois
          un triangle de terre qui paraît moins inondé que
          le reste en bordure d'un remblai de chemin de fer et à
          quelque distance d'un bosquet.
              Ce terrain est plein travers par rapport
          à mon axe mais je suis sûr de pouvoir l'atteindre
          en faisant une prise de terrain en S. Je ne suis plus très
          haut mais j'augmente légèrement ma vitesse car
          il y a deux virages assez serrés à "négocier"...
              Application des consignes: siège
          bloqué bas, harnais serré et sur sécurité
          mais je ne peux ni ouvrir ni larguer la verrière. 
              J'abaisse machinalement la palette des
          volets d'intrados sans pouvoir vérifier leur fonctionnement;
          le premier virage quoique assez sec passe bien, j'amorce le deuxième
          virage à gauche pour me mettre dans l'axe le long du bosquet,
          je suis maintenant à quelques mètres du sol à
          bonne inclinaison; je suis sûr désormais que tout
          va bien se passer, bien que ma vitesse soit encore un peu forte,
          sur le ventre, l'avion s'arrêtera rapidement, j'en ai déjà
          eu l'expérience. 
              Manche à droite pour ramener l'appareil
          à l'horizontal, une sensation bizarre, et immédiatement,
          dans un grand fracas je touche du plan gauche qui s'arrache instantanément.
              Le Spitfire fait un demi-tonneau,
          je vois arriver le sol au dessus de ma tête, la verrière
          éclate et la boue envahit le cookpit. Je ressens un autre
          choc au moment où l'aile droite touche quelque chose et
          semble disparaître à son tour, le reste roule.
              Je ne saurais dire combien de rotations
          fait le fuselage après l'arrachement du moteur et des
          empennages, et puis tout s'arrête, je suis sanglé
          dans ce qui reste du fuselage, couché sur le côté
          droit. 
          A part d'énormes secousses, je n'ai physiquement rien
          senti.
              Je déboucle le
          harnais et j'essaie de sortir en rampant dans la boue, je reste
          coincé par les fesses et il me faut un certain temps pour
          comprendre que c'est le parachute siège qui me retient.
          J'enlève le harnais et m'extirpe de mes tôles. Je
          suis debout juste à temps pour faire signe à Christian
          qui me survole après m'avoir fidèlement accompagné
          de bout en bout. 
              Mon coéquipier qui a commenté
          mon atterrissage pour le contrôle "Very bad crash
          indeed" peut maintenant rassurer le contrôleur sur
          mon sort.
              Que d'événements
          en quelques cinq minutes! Je ne comprends pas cette absence totale
          de gauchissement au dernier moment; la commande d'aileron a pu
          être endommagée par l'explosion sous l'aile droite
          pour céder définitivement pendant l'ultime virage.
          L'essentiel est en tout cas de pouvoir poser la question... 
              Il n'est guère possible, dans
          l'état où se trouve l'avion éparpillé
          sur quelques centaines de mètres d'aller contrôler
          les morceaux disséminés sur ce terrain spongieux.
          
             
            
              | 
               Spitfire
              Mk XVI du MAE au Bourget. | 
            
          
              Une présence dans
          le bosquet, un homme est là qui me regarde, je l'interpelle
          en anglais, en allemand et en français tout en m'approchant,
          il détale. Il est vrai que je dois avoir l'air effrayant
          dans mon battledress kaki ***
          en piteux état et couvert de boue gluante avec l'imposant
          Smith et Wesson au ceinturon et, ce que je ne sais pas encore,
          le visage couvert de sang.
              Je vais récupérer
          mon parachute et j'entre dans le bosquet où le sol est
          plus sec. Au dessus de ma tête le ciel se peuple, à
          intervalles irréguliers, de chuintements aigus, suivis
          d'explosions qui me paraissent proches, j'ai l'impression désagréable
          que l'on me tire dessus au canon mais je réalise bientôt
          que les éclatements se produisent assez loin vers le sud.
              Je m'assois finalement sur mon parachute
          près de la bordure du bosquet et grâce à
          la carte au 500 000e qui n'a pas quitté ma botte je repère
          l'emplacement à peu près exact de mon point de
          chute à quelques 3 km au sud de Elst et 4 km au nord du
          pont de Nimègue. Il est probable qu'à cet endroit,
          je ne risque pas d'être kidnappé par les Allemands
          mais je n'ose pas aller vers le sud car les tirs d'artillerie
          ne me disent rien qui vaille.
              Après un assez long moment je
          vois arriver dans le bosquet trois militaires en kaki qui manifestement
          ne s'attendaient pas à me voir entier, ils se précipitent
          pour me porter. Ils constatent très vite que je marche
          sans difficulté et me conduisent derrière les arbres
          vers une jeep camouflée non loin de là, le chauffeur
          démarre et nous roulons trois ou quatre km sur une route
          extraordinairement mauvaise. 
              Il s'arrête soudain sous un couvert
          et m'explique, probablement pour me rassurer, que les Allemands
          tirent de loin sur le pont de Nimègue et que leur tir
          n'est pas très précis, de plus on a le temps, en
          partant de l'endroit où nous sommes de traverser le pont
          entre deux salves, je n'en mène quand même pas large.
              Tout à coup la jeep démarre
          en trombe sur la route en remblai et à découvert,
          et traverse le pont à toute vitesse. Le chauffeur a dit
          vrai car la salve suivante éclate alors que nous avons
          déjà dégagé le pont de quelques centaines
          de mètres.
              Ce qui est également vrai, c'est
          que pendant la traversée du pont, j'ai pu voir des militaires
          perchés sur les superstructures de l'ouvrage en train
          de réparer les dégâts... et ceux là
          restent sur le pont. Je me retrouve vite au PC d'un groupe d'artillerie,
          accueilli par un Capitaine aussi écossais que son excellent
          whisky. 
              Il m'explique que mon "atterrissage"
          a été suivi par l'un de ses postes d'observation
          et qu'il a envoyé à tout hasard une équipe
          pour ramasser mes morceaux. Il a même poussé l'obligeance
          jusqu'à faire un petit barrage au nord de l'Elst pour
          dissuader les gens d'en face d'y aller eux mêmes.
              Apres une sérieuse
          toilette qui me permet de constater mon intégrité
          physique et aussi l'existence d'une petite coupure d'un centimètre
          au sommet du nez, (tant de sang répandu par un si petit
          trou) un command-car me ramène à Schindel dont
          je retrouve avec plaisir les tentes humides et le sol boueux.
              Je dors mal cette nuit
          là car je commence à avoir des douleurs partout.
          Le lendemain matin le toubib contemple avec délectation
          ma peau de léopard bleu en appuyant assez sadiquement
          sur les plus belles taches pour voir s'il n'y a rien de cassé
          en dessous
 et puis j'ai droit à l'interwiew de l'Intelligence
          Officier, "the spy", qui dresse le "Report of
          accident of P.0 Lombaert" d'où il appert essentiellement
          que j'ai bien appliqué le livre de la sagesse, les "King's
          Regulations", et que compte-tenu de la situation de force
          majeure où je me suis trouvé, la destruction de
          matériel militaire ne sera pas mise à ma charge.
              Cinq jours après
          les bleus ont viré au jaune et l'on m'envoie chercher
          à Grimbergen un nouveau Spit XVI, le TB 519. J'apprends
          au retour que le Squadron 329, ayant terminé son tour
          d'opération, est relevé et envoyé à
          Turnhouse en Écosse pour une période de repos.
          Je n'aurais plus jamais l'occasion de voler sur 5A-L (for Love)
          *--* Raphaël Lombaert demeura ensuite
          fidèle au Spitfire: après son tour d'opérations
          et son retour en France, affecté au "Groupe Réceptions"
          de la DTI (Direction Technique et Industrielle) il allait en
          effet effectuer, entre autres, des vols de réception d'avions
          de ce type, après révision par la SNCA du Nord
          dans son usine des Mureaux.
          A
          voir également: LA
          PROMOTION Z
          *** Après le débarquement
          tous les pilotes de la 2e TAP ont été équipés
          de battle-dress pour éviter d'être confondus avec
          les pilotes allemands en cas d'atterrissage ou parachutage en
          zone ennemie.
          